Qu’est-ce qu’un livre ? Essai sur un patrimoine particulier :
Un livre est une réaction en chaine dont on devine assez précisément l’origine ou la source mais dont on ignore la portée ou la destinée ; elle a un début certain et une fin incertaine. Une fulgurance se produit à un moment donné dans le cerveau humain, donne lieu à une pensée si le raisonnement s’en empare pour structurer une configuration quelconque, puis une autre et encore une autre et ainsi de suite ; au cours de ce processus se développe une réaction en chaine, faite d’additions qui produisent une somme d’idées, d’images, de concepts ou de raisonnements ; mais cela reste d’ordre personnel et privatif, avant que la parole ou l’acte d’écriture ne soient décidés. Si tel est le cas, l’action initiale déclenchée par le cerveau débouche alors sur l’expression orale ou l’acte d’écriture physique sur un support. C’est l’ébauche du livre, un texte qui a vocation d’être manifeste et communicable, par soi-même ou par autrui. L’auteur du livre décide éventuellement de faire publier son texte sous forme numérique ou sous forme d’un objet de papier qui est un autre livre, différent du livre-texte, un objet commercial qui devient la propriété physique de l’éditeur qui le commercialise, puis du client qui l’achète. Ce nouvel objet devient tributaire de règles commerciales strictes et force son auteur et son éditeur à saisir chacun de leur côté le « juridique » pour se protéger de l’ingérence possible d’autrui. Dès sa fabrication le produit livre est déposé dans une structure d’accueil, de conservation et de fabrique identitaire. « Droit d’auteur » et « dépôt légal » sont les deux agents conservateurs du livre, car il n’y a pas prescription. En revanche les éditeurs, les libraires , la publicité, les lecteurs, les collectionneurs sont des passeurs ; ils finissent par oublier, et de toute façon leur vie et leur mémoire sont souvent courtes. La vie étant faite de cycles, le livre oublié peut réapparaître à la faveur d’une nouvelle mode, relancée par d’autres à une époque ultérieure et la réaction en chaine continue de produire ses effets avec de nouvelles rééditions.
Quelle place, quelle valeur peut-on aujourd’hui assigner au livre ? Il faut remarquer en premier que le mot livre est un intemporel puissant qui s’accorde aussi bien avec le numérique qu’avec le papier ou le texte originel de l’auteur. On dit communément « lire, acheter, publier un livre » sans préciser, pour autant et dans un premier temps, la forme sous laquelle nous allons nous conduire. A l’heure actuelle je ne vois pas naître de mot spécifique qualifiant un « livre numérique » commercialisé sous forme de « fichier HTML »par exemple. Un auteur qui publie directement son texte via internet et les réseaux sociaux continue de parler de son livre. Le livre garde donc une place prépondérante dans nos mentalités et dans l’échelle de nos valeurs culturelles. Il est aussi un facteur important de la notoriété d’une personnalité publique ou privée, dont il soutient l’image ou la carrière. Dans ces conditions comment se fait-il que les livres-papier finissent par nous encombrer dans notre vie de tous les jours ? Sommes-nous seulement invités par l’industrie puissante du numérique à nous débarrasser de ces encombrants ? Il se peut que la réponse réside en partie dans notre mode de lecture qui a changé en même temps que notre mode de vie. Nous ne nous réservons plus assez de temps pour nous même, pour nous ressourcer, pour nous récréer, pour retrouver un moment de silence propice à l’écoute du texte qui pointe sous les mots, face à des pages que nous devons tourner lentement. Dans une société interconnectée en permanence, nous sommes bousculés par une masse étrangère de sollicitations venues de tous horizons qu’il nous faut trier sous peine de noyade ou d’incompréhension. Nous lisons désormais, au kilomètre, efficace, rapide, en surface, dans l’agitation et le bruit, mais nous oublions l’esthétique, la poésie, l’ergonomie du corps et de l’esprit qui conféraient à la lecture une capacité supérieure de mémorisation.
Je me pose la question de savoir si les éditeurs eux-mêmes pensent au devenir de leur propre produit éditorial, le livre-papier ? Plus ou moins récemment , avec le souci d’une culture de masse égalitaire, la fabrication s’est orientée vers le livre à bas coût, jetable en quelque sorte, massifié pour atteindre un prix abordable à toutes les bourses. On ne doit pas appeler cette production le « livre de poche » mais le livre sans lendemain, celui dont on a aucun regret de se séparer à la première occasion. Je ne suis pas sûr que cette politique économique serve l’objet livre et éduque le lecteur à en prendre soin, l’épargner, le conserver, en faire un livre de devenir ayant sa place dans une bibliothèque classique ; quelle peut être la vie et le futur d’un objet sans valeur, jetable, de mauvaise qualité intrinsèque ? Quelle peut être par ailleurs la valeur intellectuelle d’une production de masse, en général de rédaction journalistique, surfant sur les évènements sociétaux ou politiques contemporains pour se hisser au hit-parade des tirages ? Voilà bien longtemps que les éditeurs ont abandonné l’idée de réaliser de beaux livres, quant à la forme et au choix judicieux d’œuvres de référence. Nous devons saluer par exemple les éditions Robert Laffont qui ont inventé le concept original de la fameuse collection de poche « bouquins » : allier en un seul objet format, qualité du papier, choix des textes, prix raisonnable. Nous devons encourager les éditeurs qui impriment encore des éditions originales numérotées sur papier supérieur, brochés et non coupés, pas seulement pour flatter l’égo d’une clientèle aisée, mais pour entretenir une production de qualité et interpeller potentiellement de nouveaux bibliophiles. Nous connaissons les limites de l’exercice, les limites de la rentabilité, et nous sommes obligés de rendre hommage aux éditions Gallimard pour la poursuite de la collection « La Pléiade », non seulement parce qu’elle est une griffe commerciale bien établie, mais parce que son succès indémodable et planétaire fait de notre pays un leader incontesté dans le paysage éditorial planétaire. Je pourrais ajouter que le prix de revente « occasion » des ouvrages de la bibliothèque de La Pléiade garde un seuil élevé, ce qui conforte mon opinion et probablement celle de l’éditeur.
Je déduirais bien volontiers de cette analyse que le livre « numérique » serait davantage adapté à une diffusion de masse , orientée vers l’annuaire, le périodique, le documentaire, l’éphémère, le texte court ; en revanche la littérature vraie et profonde devrait continuer de s’exprimer au travers des lignes du livre-papier, car la lecture-papier imprime profondément nos cerveaux avec un bel objet, digne de son contenu, et qui apporte de la fierté à son propriétaire. Je n’oublie pas le dernier facteur qui conditionne le fait de lire : le temps et le mode machine qui nous sont imposés par le fabricant numérique que j’oppose pour ma liberté et ma sérénité au tempo que je choisis moi-même pour tourner les pages de mon livre-papier, sans aucune ingérence extérieure ! Je n’oublie pas enfin la fine caresse, l’alchimie d’un papier de bonne tenue, souple mais nerveux, qui respire longtemps la fibre et la bonne encre !
Jean-Denis Touzot