A quoi sert une librairie ?
À trouver ce qu’on ne cherche pas. Voilà une réponse qui en un sens « tue Amazon ». Elle est au cœur d’un petit livre violet, d’à peine 50 pages, signé de l’étymologiste anglais Mark Forsyth et intitulé « Incognita Incognita ».
C’est une ode résistante à l’aléatoire, un petit manuel de survie en milieu algorithmé.
Le patron d’Amazon, Jeff Bezos, promet la lune pas au sens poétique, mais au sens prosaïque, avec son gros alunisseur qu’il vient de présenter à la presse . « Incognita Incognita » (aux Éditions du Sonneur) nous donne rendez-vous en terre inconnue inconnue.
Aller chercher la lune, tandis que votre terrain de jeu se rétrécit sur terre : mince horizon imaginaire. Depuis qu’elles ont été théorisées et démontrées, nous savons que les bulles de filtres des plateformes numériques nous enferment dans un cocon culturel. Tout en nous donnant la confortable illusion d’avoir accès à une profusion de savoir. Or, face à ce buffet débordant de victuailles nous nous dirigeons sans cesse et sans même nous en rendre compte toujours vers les mêmes plats.
Seul le hasard, l’aléatoire, les rencontres non désirées, qui par ailleurs peuplent la littérature, de Roméo et Juliette de Shakespeare, à Aurélien d’Aragon, en passant par Orgueil et Préjugés de Jane Austen, peuvent nous emmener là où ne savions pas que nous voulions aller. Une librairie c’est précisément cela. Une rencontre non désirée et déterminante, un hasard non reproductible qui vous pousse vers une couverture sur une table, ou une tranche de reliure dans un rayonnage.
Bien sûr, il existe une « sérendipité » du web, ce système qui nous permet de naviguer de pages en pages en cliquant sur des liens grâce à un navigateur, mais notre navigation est orientée par les moteurs de recherche, les plateformes et les algorithmes. Vous aurez beau essayer d’éviter votre double numérique il vous retrouvera toujours…
Or, « les meilleures choses sont celles que vous n’auriez jamais su vouloir jusqu’à que vous les ayez » écrit Mark Forsyth dans « Incognita Incognita » ou encore citant Donald Rumsfeld (ancien faucon de la politique américaine qu’on n’attendait pas en prophète) : « il y a des choses que nous savons savoir, d’autres que nous savons ne pas savoir, c’est à dire que nous savons ne pas savoir pour le moment. Mais il y aussi des choses que nous ne savons pas ne pas savoir ». Et c’est vers cela qu’il faut tendre.
Une librairie, est en ce sens une des rares possibilités d’y accéder, de provoquer cette situation. Et pour faire exister cette réalité intangible, les pages d’ « Incognita Incognita » bourgeonnent de ces récits de rencontres inopinées et déterminantes avec des livres dans des librairies. Des hasards qui vous font par exemple lire tout Chuck Palahniuk après avoir simplement choisi un de ses livres pour sa couverture (en l’occurrence des saucisses œufs bacon un jour où vous aviez faim).
La résistance à Amazon, sa bulle de filtres, ses ravages environnementaux, existe bien sûr. Par exemple, Elliot Lepers, activiste numérique, développeur d’un « pluggin » qui fait que lorsque que vous cherchez un livre sur Amazon s’ouvre alors un lien vers la librairie la plus proche qui dispose de l’ouvrage. Autre exemple : la plateforme « lalibrairie.com » fédère désormais plus de 2.500 librairies indépendantes dans toute la France. Mais, le meilleur argument pour ramener les lecteurs dans les librairies reste que vous y trouverez ce que vous ne cherchez pas.
LE BILLET CULTUREL de Mathilde Serrell