Parisien je suis né, parisien je suis libraire, parisien je demeure…. Quel plaisir de se promener aujourd’hui dans le Paris d’Haussmann et de voir défiler tout notre panthéon littéraire du plus illustre au plus méconnu de nos écrivains au coin des rues ! La Révolution, tout en pratiquant sa purge sur les hommes ou les idées, nous avait légué une ville dont le cœur respirait encore le Moyen-Age ; Victor Hugo avait sans doute rencontré le vrai « Quasimodo » avant d’en brossé un portrait littéraire fidèle. Mais beaucoup d’immeubles tombaient en ruine et il fallait déjà adapter la circulation à l’évolution démographique et économique de la capitale. Alors on trancha comme jamais dans le vif… et le Baron s’en chargea !
A la même époque une nouvelle race de bibliophiles vit le jour, héritière des grandes collections laïques et religieuses de l’Ancien Régime, plus ou moins épargnées par la fureur révolutionnaire, mais fragilisées par les changements fréquents de main et les conditions précaires de transmission. Il fallait rationaliser cette masse de documents qui arrivait sur le marché et la bourgeoisie d’affaires remplaça quelque peu la noblesse d’antan dans son rôle protecteur des Arts et Lettres. Là aussi on trancha dans le vif…
Pendant que les immeubles de Paris changeaient de façade, les livres eux aussi changeaient de condition. Finies les reliures en parchemin d’époque si elles paraissaient poussiéreuses, place aux maroquins rutilants et cossus des « Chambolle-Duru » qui seyaient mieux aux bibliophiles banquiers ou industriels du second empire ! Combien d’ouvrages rares furent dépecés pour en « établir » un seul, parfait selon les canons de l’époque ? Combien de manuscrits médiévaux, d’antiphonaires, de livres d’heures, certes devenus fragiles ou incomplets avec le temps, finirent en découpis pour fabriquer de petits recueils récréatifs pour l’œil ou remplir des classeurs? Heureusement nous avons aujourd’hui le recul nécessaire, et il est de plus en plus rare de voir des ouvrages de qualité finir en lambeaux ; de nombreux ateliers de restauration de la reliure et du papier sont nés avec l’évolution technique et la prise de conscience de ces phénomènes ; mais tout cela pour combien de temps encore ?
Au XXIème siècle nous voyons apparaître une nouvelle « doxa » du vivre ensemble ; l’architecture se veut transparente, plus aérienne que l’air, une sorte de canopée universelle plus légère que la pierre ou le béton, plus ouverte sur l’extérieur pour effacer l’opacité supposée des grands ensembles tout droit sortis d’une approche collectiviste, plus proche de la nature par l’emploi de matériaux neutres et recyclables . De la même manière, les éditeurs des temps futurs cherchent à révolutionner nos livres, à les inscrire dans de nouvelles matières plus libres et légères que le papier ou le cuir, dans de nouvelles possibilités de communication environnementale, à leur faire quitter leur bel habit de lumière et leur droit de siège dans la vitrine des librairies… Est-ce qu’une liseuse, une tablette, un téléphone mobile, une montre à écran digital peuvent être considérés comme un livre ? Lorsque vous achetez un « bouquet » pour répondre à une offre commerciale négociée à votre insu, avez-vous l’impression d’avoir choisi votre titre, votre exemplaire ? N’avez-vous pas le sentiment de sortir du texte lorsque vous le lisez à travers un écran ? Estimez-vous que la coque plastique puisse être plus solide dans le temps que la reliure classique ? Pensez-vous que les cristaux liquides imprimeront plus longtemps ou plus fortement votre mémoire que les reflets du papier ? Les stylistes visionnaires, les « designers », les ingénieurs concept, cette nouvelle race d’architectes en tout genre de l’univers, modélisatrice et donneuse de leçons, est en passe de choisir pour vous ; l’économie de marché hyper concurrentielle a déjà tranché dans le vif à moins que vous ne vous laissiez pas faire !
Jean-Denis Touzot