L’enfer des bibliothèques disparues, un syndrome actuel et inexorable ?
A toute époque le pouvoir intellectuel a voulu défier l’avenir en établissant de belles bibliothèques, sources et mémoires de l’esprit humain, dans des lieux publics. Chacune d’entre elle fut le reflet d’une grande civilisation, tenta de collecter d’immenses matériaux aux quatre coins du globe, réunit en son sein les auteurs les plus célèbres…. Si les bibliothèques d’Alexandrie, de Pergame, d’Athènes, de Rome, d’Herculanum, de Rhodes ou d’Antioche ont été finalement englouties avec les villes qui les avaient fait naître, elles laissèrent à chaque fois une empreinte indélébile dans la mémoire intemporelle humaine et elles furent toujours un défi à relever pour les générations ultérieures. Plus proche de nous, le phénomène s’est amplifié au Moyen-Age et à l’époque moderne, avec les bibliothèques privées, laïques ou religieuses, princières ou roturières, qui se comptèrent par milliers, tandis que le nombre des publiques demeurait au plus bas , Ambrosienne, Bodléienne, Angélique . Mais à la fin, l’on a toujours constaté que les privées avaient vocation à disparaître avec leur auteur , soit par suite d’une vente forcée, soit par absorption dans un autre fonds plus important. A compter du 19ème siècle, les nations modernes ont créé des structures qui nous semblent pérennes, ou mieux qui nous semblaient pérennes jusqu’à ce jour récent où la puissance numérique a débarqué dans leur univers. En deux mille ans nous sommes ainsi passé de la tablette d’argile à la poussière des électrons libres flottant dans le cloud ! Le danger est-il pour autant à jamais écarté ? Quel est donc cet éternel malaise dont souffriraient nos bibliothèques ? Quel est le regard que nous leur portions hier et que nous leur porterons demain ?
En consultant mes livres j’ai retrouvé un exemplaire de l’ouvrage de Léopold Derôme publié en 1897 chez Edouard Rouveyre « Le luxe des livres » qui nous fait le portrait d’une bibliothèque de quartier à la fin du 19ème siècle. Etrange témoignage que nous lègue cet auteur : « Prenons, si vous le voulez, les bibliothèques populaires. De la manière dont la plupart sont composées et fréquentées, il vaudrait autant mettre du foin et un râtelier dans le local qu’elles occupent. Elles sont l’œuvre d’un maire qui veut avoir des suffrages au scrutin de l’année prochaine, d’une municipalité ambitieuse de laisser une trace de son passage aux affaires, d’un candidat au conseil général ou à la députation qui a besoin de réchauffer le zèle des électeurs… Vous verrez que la bibliothèque se compose du fonds de magasin d’un libraire qui a fait faillite…. Entrez maintenant dans la bibliothèque communale d’une grande ville de province ; l’intérieur a un aspect lamentable ; la poussière et le désordre y ont élu domicile ; il y a un bibliothécaire à qui on donne le traitement d’un concierge et qui va voir une fois par semaine comment se portent les livres commis à sa garde. Ils se portent mal ; ils pourrissent dans les coins fautes de reliure et de soins. On pourrait citer plus d’une bibliothèque publique de Paris où il rentre chaque année des milliers de volumes qui seront détruits avant un demi-siècle… Il n’est encore venu à l’idée de personne qu’il vaudrait mieux avoir moins de livres et consacrer à l’entretien de ceux qu’on possède déjà l’argent qu’on dépense à en acheter d’autres à qui le même sort est réservé». Nos bibliothécaires contemporains, eux, ont franchi une ligne rouge et ont résolu le problème en « désherbant » régulièrement certains de leurs rayons.
Pour conclure, je vous livre un tout petit fragment relevé dans le livre de Virgile Stark « Crépuscule des Bibliothèques » paru chez « Les Belles Lettres » en décembre 2015. Ce bibliothécaire longtemps en poste à la Bibliothèque Nationale de France a épuisé le sujet avec un brio et un humour décapants : « Que peuvent-ils faire d’autre que d’accepter la transformation des bibliothèques en BIBLIOPARCS pour grands gamins hébétés ? Nous n’avons pas d’alternative. Si nous voulons conserver une place dans la vie sociale et culturelle, nous devons tout faire pour attirer de nouveaux publics. Nous devons justifier notre existence.» Terrible constat d’une humanité schizophrénique qui refuse le maïs transgénique pour raison de santé , mais qui appelle de ses vœux la mutation stérile des temples du savoir pour raison de progrès culturel et de mixité sociale !
Le mal est peut-être à rechercher dans l’inconstance de l’âme humaine, pétrie de bons sentiments, mais incapable d’amour et de fidélité dans le long terme.